Un entretien Boum! Bang!

Dans une confrontation avec la mort mais également une réconciliation avec la fatalité, la photographe danoise Cathrine Ertmann dépouille chaque cadavre de sa propre histoire de vie pour présenter l’universalité de la mort. « About Dying » est un documentaire datant de 2012 et réalisé en collaboration avec la journaliste et amie Lise Hornung à l’Institut de Pathologie de l’Hôpital Universitaire d’Aarhus au Danemark. À travers cette démystification de la mort, les visages sont camouflés et disséqués visuellement en différents fragments afin de dévoiler les instants qui précèdent la disparition totale du corps. Le tabou de la mort est révélé par des images et des textes formant un tout indissociable, quelques mots accompagnant le spectateur dans la contemplation d’images brutes et controversées. Les clichés sont remplis d’émotion et de questionnements qui se traduisent en une esthétique directe de l’instantané photojournalistique, une manifestation entre poésie et roman-photo.

« Pour le cœur, la vie est simple: il bat aussi longtemps que possible. Puis il s’arrête. Tôt ou tard, un jour ou l’autre, son mouvement pressant et rythmé cesse et le sang commence à s’écouler vers le point le plus bas du corps, où il s’accumule dans une petite flaque, visible de l’extérieur comme un point faible, foncé sur l’épiderme encore blanc et ce, tandis que la température chute petit à petit, que les membres se raidissent et les intestins se vident. » Karl Ove Knausgård, « Mon combat »

B!B!: Cathrine, est-ce que tu peux te présenter pour les lecteurs de Boum! Bang!?

Cathrine Ertmann: Née en 1983, je suis photojournaliste diplômée de l’École Danoise des Médias et du Journalisme ainsi que du Centre International de la Photographie de New York. Dans le cadre de mes études, j’ai fait un stage de 18 mois au quotidien danois Morgenavisen Jyllands-Posten. Je travaille principalement sur des reportages, des portraits et des projets personnels. Nombreux de mes travaux ont été publiés et reconnus en Europe et aux États-Unis. Je suis une photographe indépendante basée dans le nord du Danemark, où je réponds à des commissions pour la presse quotidienne et les magazines.

B!B!: Te perçois-tu plus comme une artiste ou une photojournaliste? 

Cathrine ErtmannLe photojournalisme est composé d’une palette d’outils – tout le monde peut apprendre les bases, les éléments qui permettent de communiquer une histoire. Mais pour moi, c’est rarement intéressant de simplement regarder, à moins que le photographe ait déposé une trace de lui-même dans le projet. Les émotions qui sont en nous sont le résultat des expériences que l’ont a vécues. Tout ceci est unique, peu importe qui vous êtes, et cela peut devenir votre message si particulier, le vôtre. Utiliser cette force, c’est la clé.

B!B!: Peux-tu nous parler du projet « About Dying », réalisé au sein de l’Hôpital Universitaire d’Aarhus?

Cathrine Ertmann: « About Dying » est un reportage sur ce qui se déroule dans la mort, ces instants avant que nous nous retrouvons six pieds sous terre. Cet univers, nous avons rarement l’occasion de le voir. La mort est un tabou. Nous ne souhaitons pas la regarder ou en parler parce qu’elle est liée à la douleur et à la perte. Avec ce projet, je tiens à montrer comment les choses se produisent et à quoi elles peuvent ressembler. Le but, c’est la démystification: faire en sorte que la mort devienne quelque chose que nous pouvons enfin regarder – et j’espère que cela va nous permettre d’être plus confiant sur le fait que nous allons tous mourir un jour et qu’il faut se concentrer sur les choses qui comptent réellement lorsque nous sommes vivants.

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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann

B!B!: Comment la série est-elle née?

Cathrine Ertmann: « About Dying » est avant tout un projet que j’ai réalisé avec une amie, une collègue et journaliste: Lise Hornung. Nous avons eu le temps de faire quelque chose de profond et qui nous tenais particulièrement à coeur, sans avoir à se préoccuper d’un quelconque délai.

B!B!: Chacune de tes photographies est accompagnée d’un texte. Peux-tu nous en dire un un peu plus?

Cathrine Ertmann: Dans un projet comme « About Dying », je pense qu’il est vraiment important et nécessaire de partager au spectateur les détails de ce qui se trame à travers les différentes images, puisque le sujet est très controversé. Tous ces commentaires sont destinés à informer et à amener à une certaine ouverture d’esprit. Les phrases ne sont pas censées être bouleversantes, et je pense que les détails qui composent ces textes contribuent à ne pas tomber dans cette idée.

B!B!: Quelle est ton expérience de la mort? Est-ce qu’il y a eu un changement après la mise en contact avec tous ces corps?

Cathrine Ertmann: Avant ce projet, je n’avais jamais vu une personne décédée. Bien sûr, le projet renvoie directement à la mort, à la perte, aux choses périssables. Je ne pense pas que l’on puisse mener un projet comme celui-ci sans faire appel à certains sujets bouleversants présents à notre esprit. J’ai toujours pensé à la mort et je ressens une très grande anxiété vis à vis de tout ce qu’elle peut englober. Je n’ai pas vraiment changé mon point de vue concernant la mort, mais ce projet est devenu une sorte de soupape – et m’a donné la possibilité de transmettre l’importance de notre relation à la mort et donc à la vie.

B!B!: Avais-tu eu une idée précise concernant l’approche photographique avec la mort et les défunts?

Cathrine Ertmann: À la fin, je savais qu’il était essentiel que tout soit anonyme. Afin de toujours faire apparaître une présence, il faut lui donner une forme d’identification et la rendre personnelle, je voulais donc me concentrer sur les détails. En dehors de tout ça, j’ai tout simplement photographié ce que j’ai vu.

B!B!: Pourquoi l’utilisation de l’anonymat dans toutes tes photographies?

Cathrine Ertmann: Simplement pour une question de respect.

B!B!: Peux-tu nous expliquer comment se déroule un shooting lorsque le modèle est un cadavre?

Cathrine Ertmann: Je n’ai absolument rien manipulé. Comme dans n’importe quel autre sujet lorsqu’on réalise un documentaire, je ne peux pas m’impliquer, modifier, mettre en scène, ou déplacer quoi que ce soit. Je n’avais pas le droit de montrer des corps qui pouvaient être identifiables. Une de mes photographies montre un petit berceau déposé devant une fenêtre. Il y avait là un nouveau-né, décédé avant sa naissance. J’ai demandé si je pouvais le voir, mais le personnel n’a pas voulu – ils voulaient tous prendre soin de moi et me protéger en tant que femme et éventuellement future mère. Mais sinon, mise à part cette histoire, j’ai eu l’autorisation de tout voir.

B!B!: Quelles ont été les réactions du public face à ce documentaire sur le tabou de la mort?

Cathrine Ertmann: La chose que j’ai entendue à plusieurs reprises – presque à chaque fois – c’est qu’au départ, regarder toutes ces images est effrayant, les gens ont besoin de prendre une profonde respiration avant de continuer, puis à petit, ils se sentent finalement consolés et reconnaissants de cette expérience si particulière.

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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann
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About Dying © Cathrine Ertmann

B!B!: Quelle a été l’attitude du personnel de l’hôpital face à une photographe cherchant à élaborer un projet aussi particulier?

Cathrine Ertmann: Durant toute la durée du projet, nous avons eu une étroite coopération; Avant que celui-ci ne commence ils étaient heureux que je souhaite faire un tel documentaire, que quelqu’un s’intéresse et prenne à bras-le-corps un tel tabou, et à la fin, ils ont particulièrement apprécié le résultat.

B!B!: As-tu eu des problèmes avec les lois ou certaines personnes pendant le projet?

Cathrine Ertmann: Non.

B!B!: Quelle image t’as particulièrement touchée dans cette série photographique?

Cathrine Ertmann: J’aime la photographie qui montre ce tissu en lin blanc et les fleurs déposées, avec ces flottements de matière et la main cachée en-dessous. C’est propre et simple, on a toujours besoin d’un certain recul pour découvrir ces mains. L’image offre un temps de réflexion.

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About Dying © Cathrine Ertmann

B!B!: Est-ce que la série « About Dying » a été exposée quelque part ou sera publiée dans un livre?

Cathrine Ertmann: « About Dying » fut exposée au Danemark, aux États-Unis, en Chine et à travers toute l’Europe. Je continue toujours ce projet, alors peut-être qu’il y aura un jour une parution.

B!B!: Les chroniqueurs de Boum! Bang! ont pour habitude de terminer leurs interviews par une sélection de questions issues du questionnaire de Proust. En voici quelques-unes librement adaptées:

B!B!: Ton photographe préféré?

Cathrine Ertmann: Anders Petersen.

B!B!: Ton film préféré?

Cathrine Ertmann: « Eternal Sunshine of the Spotless Mind » de Michel Gondry.

B!B!: Ta chanson du moment?

Cathrine Ertmann: « Fuzzy » par Grant Lee Buffalo ou « Never Wanna Know » par le groupe danois .

B!B!: Quel artiste aimerais-tu rencontrer de son vivant?

Cathrine Ertmann: Elvis Presley.

B!B!: Si tu devais changer de métier, lequel?

Cathrine Ertmann: Docteur.

B!B!: Quel don aimerais-tu avoir?

Cathrine Ertmann: Voler.

B!B!: Ton idée du bonheur?

Cathrine Ertmann: Représenter quelque chose pour mes amis et ma famille. Contribuer à quelque chose de meilleur. Et une reconnaissance.

B!B!: Ce que tu détestes le plus?

Cathrine Ertmann: Je suis réellement effrayée par les requins, mais je ne les déteste pas. Je les admire. Je suppose que je n’aime pas l’étroitesse d’esprit, le pessimisme et l’extrémisme en tout genre.

B!B!: Comment souhaites-tu mourir?

Cathrine Ertmann: Vieille, comblée et rapidement.

B!B!: Ta qualité préférée chez une personne?

Cathrine Ertmann: L’humour.

B!B!: Ta devise?

Cathrine Ertmann: Tout va bien se passer à la fin. Si tout ne se passe pas bien, c’est que ce n’est pas encore la fin.

B!B!: Et pour finir si je te dis « Boum! Bang! », tu me dis?

Cathrine Ertmann: « Crash! Boom! Bang! » par Roxette – j’adore ce groupe et j’ai grandi avec leur musique.